Le devoir surmonte la différence simplement empirique entre moi et l'autre.
Il consiste à respecter l'humanité comme telle, que ce soit en moi ou en l'autre, peu importe. C'est ainsi par exemple que pour Kant le suicide n'est pas moins condamnable (c'est-à-dire contraire au devoir) que le meurtre : il l'est au même degré et pour les mêmes raisons. Du point de vue d'une morale universelle comme celle de Kant, meurtre et suicide sont des actes rigoureusement équivalents : ils portent atteinte de manière identique à l'humanité en nous. L'homme peut donc avoir des devoirs envers soi parce qu'il n'est pas seulement un être empirique (doté de désirs, d'instincts et de pulsions, d
'une personnalité particulière...) mais est également
un être rationnelet à ce titre
un représentant de l'humanité toute entière. C'est donc l'homme individuel en moi (être empirique) qui est porteur de devoirs envers le représentant de l'humanité que je suis par ailleurs. L'homme a des devoirs parce qu'il se sait esprit et non simplement animal désirant : noblesse oblige ! (Alain).
L'éthique peut-elle réellement consister à ne faire aucune diffférence entre moi et l'autre ?Ne consiste-t-elle pas plutôt à voir en l'autre celui qui dispose toujours d'un droit de préséance sur moi ? L'éthique, c'est l'éternel "après vous", elle consiste à faire passer l'autre avant soi, elle est dissymètrie fondamentale et insurmontable entre soi et autrui (Lévinas). Agir éthiquement, ce n'est plus agir
par devoir envers une humanité abstraite ou par respect devant une loi anonyme, mais
agir pour
l'autre pour celui qui se trouve en face de moi dans sa singularité et dont je suis responsable.
A qui s'adresse alors le devoir ?A un représentant impersonnel de l'humanité?
Agir moralement, est-ce agir comme l'aurait fait à ma place n'importe quel autre homme se comportant comme un être raisonnable (Kant) ? Ou est-ce au contraire se comporter comme un individu absolument singulier (Kierkegaard), être requis par un devoir qui s'adresse à moi seul et répondre présent en faisant ce que nul autre homme ne pourrait faire à ma place ? L'action morale est-elle celle où je fais abstraction de ma personnalité sensible, ou celle au contraire où j'assume pleinement ma singularité ? Le devoir est-il ce à travers quoi ma singularité doit être surmontée en direction de l'universalité de l'espèce humaine, ou au contraire ce qui fait de moi pour la première fois un individu parce que je suis requis par un devoir que nul autre n'aurait pu accomplir à ma place (Lévinas) ? Le devoir est ce par quoi je suis requis et ce à quoi moi seul puis répondre :"me voici".
Conclusion :Agir par devoir, est-ce possible ?
Kant reconnaît lui-même qu'il n'y a sans doute jamais d'action purement morale dans le monde, c'est-à-dire d'action motivée par la seule considération du devoir. Nietzsche voit dans l'action faite "par devoir" une réalité aussi fantastique que l' "immaculée conception". Que serait cette "action immmaculée" par laquelle l'homme agirait sans qu'aucun désir, aucune pulsion ni aucune crainte ne le poussent à agir ? Si on ne voit pas très bien en quoi une telle action pourrait consister, on voit en revanche fort bien dans quel but elle a été inventée :
pour calomnier et déprécier les actions réelles des hommes, celles à travers lesquelles ils s'efforcent de réaliser leurs désirs.
Inventer le devoir, c'est contester au désir le droit d'être la source légitime des actions humaines, c'est proclamer "impures" toutes les actions humaines dans lesquelles entre une part du désir.
Prochain chapitre "la liberté".