Mots d'art & Scénarios
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 « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain

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Gi
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MessageSujet: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyLun 11 Fév - 23:39

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MARK TWAIN
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mark_Twain

reçu
de Daniel Villaperla
qui en a fait un diaporama

« La vie privée d’Adam et Eve »
de Mark Twain


Un petit bonheur de lecture, à mourir de rire. Dans leur journal intime, Adam et Eve nous racontent leur création, leur rencontre, la chute, la découverte du monde, leur amour etc..

Version masculine et version féminine.

Vous saurez maintenant ce que les hommes pensent des femmes et vice-versa, et en quoi nous sommes si différents dans notre rapport au monde et dans nos relations aux autres...




JOURNAL D’ADAM

Lundi.

Le nouvel être à longs cheveux est plutôt encombrant. Toujours à rôder dans les parages, toujours à me suivre. Je n'aime pas cela ; je ne suis pas habitué à vivre en société. Si seulement il restait à sa place avec les autres animaux...


Aujourd'hui, ciel couvert, vents d'est modérés ; nous aurons sans doute la pluie...
« Nous » ? Où ai-je pris ce mot ?... Ah ! J'y suis : c'est le nouvel être qui l’emploie.



JOURNAL D’EVE

Samedi

J'ai déjà un jour, un jour presque entier. Je suis née hier. Enfin, je crois.
Mais ça doit être ça : s'il y a eu un avant-hier, je n'y étais pas ; je m'en souviendrais. Bien sûr, il y a peut-être eu quand même un avant-hier, et qui m'a échappé.
Bon. A partir de maintenant, je ferai très attention, et si un avant-hier se produit, je le noterai soigneusement. Il vaut mieux partir sur de bonnes bases et ne pas tout mélanger dans mes notes ; ce genre de détails, je le sens bien, aura son importance un jour, pour les historiens.
J'ai l'impression d'être une expérience ; oui, c'est exactement ça une expérience ; je défie quiconque de se sentir une expérience autant que moi ; voilà pourquoi j'en arrive à cette certitude : je suis une expérience ; c'est bien cela : une simple expérience, sans plus.

Mais alors, cette expérience, est-ce moi toute seule ?
Non, je crois que non ; je crois que le reste en fait partie aussi.
J'en suis l'élément principal, mais à mon avis le reste compte aussi.
Suis-je assurée de garder le premier rôle ou dois-je faire attention de le conserver ?
Hum, c'est plutôt cela. Il faut rester sur ses gardes, je le sens bien, si l'on ne veut pas perdre ses privilèges.

(Voilà une belle phrase, à mon avis, pour quelqu'un de si jeune.)


Aujourd'hui, tout est bien mieux arrangé qu'hier.
Il a fallu se dépêcher pour terminer à temps ; les montagnes étaient sens dessus-dessous, et quelques plaines pas encore débarrassées des restes : quel tableau !
De quoi désespérer. On ne devrait pas avoir à se presser quand la grandeur et la beauté d'une oeuvre d'art sont en jeu ; et ce monde nouveau et majestueux en est bien une.
Étonnamment proche de la perfection, si l’on tient compte de la rapidité de fabrication.
Trop d'étoiles à certains endroits, pas assez à d'autres, mais on peut très facilement y remédier en un tournemain, j'en suis certaine.

La lune s'est perdue la nuit dernière ; dans sa chute, elle a glissé hors du tableau – c'est une catastrophe ; j'ai le cœur déchiré rien que d'y penser. Rien dans les ornements et le décor ne peut l'égaler en beauté ni en finition. On aurait dû l'accrocher plus solidement. Si seulement on la retrouvait...

Bien entendu, personne ne sait où elle a disparu.
D'ailleurs, si quelqu'un la trouve, il la gardera, j'en suis certaine ; c'est ce que je ferais moi-même.
Je crois être honnête de manière générale, mais je commence déjà à prendre conscience de ma nature profonde ; j'aime passionnément ce qui est beau, et il serait imprudent de me confier une lune qui ne m'appartiendrait pas sans mettre son propriétaire au courant.
Si je trouvais une lune en plein jour, je la rendrais, de peur qu'on ne m'ait vue la ramasser ; mais si je la découvrais dans l'obscurité, je suis sûre que je me trouverais de bonnes raisons pour ne pas en parler.
J'adore les lunes : elles sont si jolies, si romantiques. J'aimerais en avoir cinq ou six ; je n'irais plus me coucher, je les admirerais sans me lasser, étendue sur la berge moussue
.


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MessageSujet: Re: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyLun 11 Fév - 23:43

Les étoiles ne sont pas mal non plus.
J'aimerais en attraper pour les mettre dans mes cheveux. Mais je n'y arriverai sans doute pas.
C'est fou ce qu'elles sont loin, sans en avoir l'air.
La première fois que j'en ai vu, hier soir, j'ai essayé d'en décrocher quelques unes avec une perche ; mais, à ma grande surprise, je n'ai pu les atteindre ; j'ai essayé de leur lancer des mottes de terre, jusqu'à m'épuiser, sans en décrocher une seule.
Il faut dire que je suis maladroite, et mauvaise lanceuse ! Même en en visant une autre, je n'atteignais jamais celle que je voulais ; pourtant j'ai réussi quelques bons tirs, car j'ai vu la tache noire de la motte arriver en plein milieu des constellations dorées, quarante ou cinquante fois ; presque au but !
Si j'avais tenu un peu plus longtemps, peut-être en aurais-je attrapé une.

J'ai pleuré un peu, mais je suppose que c'est naturel à mon âge, et, après m'être reposée, je suis partie avec un panier vers la base du cercle, là où les étoiles sont proches du sol et où je pensais pouvoir les attraper à la main ; d'ailleurs, cela valait mieux: je pourrais les cueillir délicatement, sans les briser.

Mais c'était plus loin que je ne l'avais cru et j'ai dû finalement renoncer.
J'étais si fatiguée que mes jambes ne me portaient plus ; d'ailleurs, mes pieds endoloris me faisaient souffrir.

Impossible de revenir à la maison ; c'était trop loin, et l'air fraîchissait ; heureusement, j'ai trouvé des tigres et me suis pelotonnée contre eux ; c'était rudement douillet ; ils avaient l'haleine douce et agréable, car ils se nourrissent de fraises.
Je n'avais jamais vu de tigres auparavant, mais je les ai reconnus tout de suite, grâce aux rayures.
Si je pouvais avoir l'une de ces peaux, quelle belle robe ça ferait !

Aujourd'hui j'apprécie mieux les distances. J'étais si impatiente d'attraper toutes les jolies choses que je lançais la main comme une étourdie, alors qu'elles étaient tantôt trop loin, tantôt à quinze centimètres... qui en paraissaient trente. Sans parler des épines ! Cela m'a servi de leçon ; j'ai même formulé un principe ; je l'ai trouvé toute seule, c'est mon premier:

c'est en s'égratignant qu'on apprend à se méfier des épines.

Je me trouve douée, pour mon âge.

Hier après-midi, j'ai suivi de loin l'autre expérience, pour voir, si possible, à quoi elle sert.
Je n'ai pas trouvé.
Je crois que c'est un homme.
Je n'en avais jamais vu, mais ça en a tout l'air, et je suis certaine d'avoir raison.
Il pique ma curiosité, je m'en rends bien compte, plus qu'aucun des autres reptiles.
Si c'est bien un reptile, comme je le pense ; les cheveux ébouriffés et les yeux bleus, tout à fait l'allure des reptiles.
Ça n'a pas de hanches, c'est taillé en pointe comme une carotte; dressé, ça se dandine comme un ours; c'est pourquoi je crois que c'est un reptile; à moins qu'il soit là seulement pour décorer.

D'abord, j'en ai eu peur, et je m'enfuyais dès qu'il se montrait dans les parages: et s'il allait me poursuivre ?
Petit à petit, j'ai découvert qu'il cherchait surtout à prendre le large.
Après cela, je me suis enhardie; je suis restée sur ses talons pendant plusieurs heures, vingt mètres derrière, ce qui a rendu le reptile nerveux et mal à l'aise.
Très inquiet, à la fin, il a grimpé dans un arbre. J'ai attendu assez longtemps, puis j'ai renoncé et suis revenue.
Même chose aujourd'hui. Je l'ai encore fait monter aux arbres.


Dimanche

Le reptile est encore là-haut.
Il fait semblant de se reposer.
Mais c'est une ruse: ce n'est pas le dimanche qu'on se repose, c'est le samedi.
Cette créature m'a tout l'air d'apprécier le repos plus que tout.
Je serais épuisée de me reposer autant.
Je suis épuisée rien qu'à rester assise, à surveiller l'arbre.
Je me demande à quoi sert cet animal. Je ne le vois jamais rien faire.

On a renvoyé la lune hier.
Que j'étais heureuse !
A mon avis, c'est vraiment honnête de leur part.
Elle a glissé à nouveau, mais je n'ai pas eu de chagrin ; pas besoin de s'inquiéter quand on a d'aussi bons voisins ; ils la renverront.
J'aimerais bien faire quelque chose pour les remercier.
J'aimerais leur envoyer quelques étoiles, car nous en avons plus qu'il n'est nécessaire.

Je devrais dire «je» au lieu de «nous», car le reptile, je le vois bien, ne se soucie pas de ce genre de choses.
Quelle grossièreté, quelle brutalité !
Quand j'y suis allée, hier soir au crépuscule, la créature avait rampé jusqu'à terre et essayait d'attraper les petits poissons tachetés qui s'amusent dans l'étang ; j'ai du lui lancer des mottes pour qu'elle remonte dans l'arbre et les laisse tranquilles.
Je me demande si c'est à cela qu'elle sert. Cela n'a donc pas de cœur ? pas de pitié pour ces petits êtres ?
Est-il possible qu'on ait imaginé et fabriqué cet animal pour faire des choses si cruelles ? J'en ai bien peur.
L'une des mottes l’a atteinte derrière l'oreille, et elle a parlé.
J'en ai eu le frisson : c'est la première fois que j'entendais des paroles, à part les miennes. Je n'ai pas compris les mots, mais ils semblaient expressifs.

En découvrant que la créature pouvait parler, je m'y suis intéressée encore davantage, car j'adore la conversation; la mienne ne cesse pas de la journée, même dans mon sommeil, et elle est très intéressante; mais si je pouvais parler avec quelqu'un je serais deux fois plus intéressante, et je parlerais autant qu'on voudrait.
Au fait, si le reptile est un homme, je ne peux pas dire la créature, ni même elle, n'est-ce pas ?
Ce serait une erreur de grammaire, bien sûr.
A mon avis, il vaut mieux dire il. Oui, c'est cela. Et dans ce cas, il faut accorder ainsi:
sujet, il ; complément d'objet, le ; complément indirect, lui.
Bon, mettons que ce soit un homme et que je l'appelle il, jusqu'à nouvel ordre.
Ce sera plus commode que d'hésiter tout le temps.


Dimanche, semaine suivante

Je l'ai suivi toute la semaine sans le lâcher, pour que nous devenions amis.

J'ai dû faire les frais de la conversation car il était très timide ; cela m'est égal.
Il semblait content de me voir près de lui, et j'ai beaucoup eu recours au «nous» pour être aimable ; j'ai remarqué qu'il semblait flatté qu'on fasse cas de lui.



JOURNAL D’ADAM

Mardi.

Suis allé inspecter les grandes cataractes.
C'est la plus belle chose du domaine, à mon avis.
Le nouvel être les appelles « Chutes du Niagara ».
Ne me demandez pas pourquoi.
Il prétend que ça en à tout l'air.
Drôle de logique !
Pur caprice, une sottise...

Je n'ai pas la moindre chance de donner un nom à quoi que ce soit.
Le nouvel être donne un nom à tous ce qui se présente, avant que j'ai pu dire ouf.
Toujours la même astuce : ça en à tout l'air.

Pour le dodo, par exemple.

Il prétend qu'au premier coup d'œil ça a tout l’air d'être un dodo.

Et ce nom lui restera, c'est sûr.

Je suis fatigué rien qu’à y penser, ce nom ne convient pas du tout.

Dodo ! Ça n'a pas plus l’air d'un dodo que moi.
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MessageSujet: Re: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyLun 11 Fév - 23:54

JOURNAL D’EVE

Mercredi

Tout va de mieux en mieux entre nous à présent ; nous sommes amis. Il n'essaie plus de m'éviter, ce qui est bon signe, et montre qu'il apprécie ma compagnie. J'en suis heureuse, et je m'applique de toutes mes forces à lui être utile pour qu'il fasse attention à moi.

Depuis un ou deux jours, c'est moi qui donne des noms à tout ce qu'il touche, ce qui l'a bien soulagé :
il n'est pas très doué sur cette question, et, de toute évidence, m'est très reconnaissant.
Il n'arrive pas à trouver un nom rationnel pour se rattraper, mais je ne lui montre pas que j'ai aperçu ce défaut.
Chaque fois qu'une nouvelle créature se présente, je lui donne un nom avant qu'il se trouve exposé à un silence gênant. Je lui ai évité ainsi bien des embarras.

Je n'ai pas ce défaut :

à la minute même où mes yeux se posent sur un animal, je sais ce que c'est.

Je n'ai pas besoin de réfléchir une seconde ; le nom correct vient de lui-même, instantanément, comme s'il m'était inspiré ; c'est le cas sans aucun doute, car, j'en suis sûre, je l'ignorais trente secondes auparavant.

C'est comme si je devinais, à la forme et au comportement, de quel animal il s'agit.

Quand le dodo s'est présenté, il a cru que c'était un chat sauvage — je l'ai lu dans ses yeux.

Mais je lui ai sauvé la mise.
Et j'ai fait bien attention de ne pas l'offenser.
J'ai juste dit, avec l'air naturel de la surprise agréable, et pas comme si je m'imaginais donner une information
« Ma parole, mais c'est le dodo ! »
J'ai expliqué — sans en avoir l'air à quoi j'avais reconnu le dodo ; bien sûr, j'ai pensé qu'il était peut-être un peu vexé que je connaisse cette créature et pas lui ; mais on voyait qu'il m'admirait.
C'est un sentiment très agréable, et j'y ai repensé plusieurs fois avec plaisir avant de m'endormir.
Comme il faut peu de choses pour nous rendre heureux, quand nous avons le sentiment de l'avoir mérité !



JOURNAL D’ADAM

Mercredi.

Je me suis construit un abri contre la pluie ; mais impossible d'en profiter en paix.

Le nouvel être est arrivé.

Quand j'ai essayé de le chasser, il a versé de l'eau avec les trous qui lui servent à regarder, puis il a essuyée avec le dos de ses pattes, en émettant un bruit que font quelques autres animaux, quand ils sont malheureux.

Si seulement il ne savait pas parler ; il ne cesse de parler.
Le pauvre prend cela comme un manque de courtoisie, un affront ; pourtant, ce n'est pas le cas.
Je n'avais jamais entendu la voix humaine auparavant et tout nouveau son, tout bruit bizarre surgissant dans le silence solennel de ces solitudes endormies blesse mon oreille, comme une fausse note.
De plus, ce nouveau son est tout proche de moi, juste à mon épaule, juste à mon oreille, d'un côté, puis de l'autre, quand je ne suis habitué qu’aux bruits un peu éloignés.


JOURNAL D’EVE

Jeudi.

Mon premier chagrin. Hier, il m'a évitée ; il semblait refuser ma compagnie. Je n'arrivais pas à y croire ; j'ai pensé à un malentendu : j'aime tant être avec lui, l'entendre parler : comment pouvait-il m'en vouloir ?

Je ne lui ai rien fait ! Pourtant c'était bien cela.

Je me suis donc assise à l'écart, toute seule, à l'endroit où je l'ai vu pour la première fois, le matin où on nous a fabriqués, quand je ne savais pas ce qu'il était et ne me souciais pas de lui c'était un endroit bien triste désormais, où chaque détail parlait de lui ; j'avais le cœur très triste. Je ne comprenais pas très bien pourquoi ; c'était un sentiment nouveau, que je n'avais jamais éprouvé auparavant ; un mystère que je n'arrivais pas à tirer au clair.

La nuit venue, je n'ai pas pu supporter la solitude et je suis allée au nouvel abri qu'il a construit.
Je lui ai demandé ce que j'avais fait de mal, comment je pouvais réparer et regagner son amitié.
Mais il m'a flanquée dehors, sous la pluie.
C'était mon premier chagrin.


JOURNAL D’ADAM


Vendredi.

Donner des noms, donner des noms : rien à faire, tout y passe. J'en avais trouvé un pour le domaine, un très joli, qui sonnait bien : le Jardin d’Eden. Je continue à l'appeler ainsi pour moi-même, en privé.
Le nouvel être prétend que ces forêts, ces rochers, tout ce décor n'ont rien d'un jardin. Selon lui ça a tout l'air d'un parc, de rien d'autre qu'un parc.
Et voilà le nom attribué, sans que j'ai eu voix au chapitre :

Parc des Chutes du Niagara


Je trouve que c'est un peu prétentieux.
Il y a déjà une pancarte :

Pelouse interdite


Ma vie n'est plus si heureuse qu’autrefois.


Samedi.

Le nouvel être mange trop de fruits. Nous allons être à court, c'est sûr.
Encore ce « nous » un mot à lui ; c'est devenu le mien aussi à force de l’entendre.
Sacré brouillard, ce matin.
J'évite de sortir dans ces cas-là. Pas le nouveau. Il sort par tous les temps, les pieds pleins de boue. Et se met à parler. Dire que tout était si calme autrefois.

Dimanche.

Mauvais moment à passer.
Voilà un jour qui risque de devenir de plus en plus éprouvant.
Depuis novembre, il a été déclaré jour de repos. J'en avais déjà six par semaine auparavant.
Ce matin, j'ai trouvé le nouvel être qui essayait de gauler des pommes de l'arbre interdit.


JOURNAL D’EVE

Dimanche

Tout s'est arrangé à présent, je suis bien heureuse : mais ce furent des jours pénibles ; j'évite d'y penser autant que je peux.

J'ai essayé de lui procurer quelques unes de ces fameuses pommes, bien que je vise toujours aussi mal.

J'ai échoué, mais je crois que l'intention lui a fait plaisir.

Elles sont interdites, et il dit que je vais avoir des ennuis : que m'importe, si c'est pour lui faire plaisir !

JOURNAL D’ADAM

Lundi.

Le nouvel être dit que son nom est Eve.
Pourquoi pas ? Je n'ai rien à redire.
Il prétend que ça sert à l'appeler, si je veux qu'il vienne. J'ai répondu que dans ce cas, il ne servait à rien.
Ce nom s'impose à moi tout naturellement : c'est un beau nom, ample, facile à répéter.
Il dit qu'il faut l'appeler «elle », pas « il ».
Voilà qui est douteux : de toute façon, cela m'est égal ; je me moquerais de « il » ou « elle » si seulement « elle » restait de son côté, en silence.


JOURNAL D’EVE

Lundi

Ce matin je lui ai dit mon nom dans l'espoir que cela l'intéresserait.
Mais il s'en moque.
C'est étrange.
Moi, j'aimerais qu'il me dise le sien.
Je crois qu'il serait plus agréable à mes oreilles que n'importe quel autre son.


JOURNAL D’ADAM


Mardi

Voilà le domaine envahi d'appellations affreuses, et jonché de pancartes agressives :
Tourbillons
Ile de la chèvre
Grotte des Vents
Elle dit que ce parc serait un endroit idéal pour les vacances d'été, si elles existaient.
Vacances d'été : encore une de ces inventions ; des mots pour ne rien dire. Vacances d'été... Qu'est-ce que ça veut dire ?
Mieux vaut ne pas lui demander, elle adore se lancer dans des explications sans fin.


Vendredi

Elle a entrepris de me dissuader d'aller aux Chutes. Quel mal y a-t-il à cela ? Elle dit que cela lui donne le frisson. Je me demande bien pourquoi. Je l'ai toujours fait ; j'ai toujours aimé y plonger, m’y amuser, m’y rafraîchir. Je suppose que les Chutes sont là pour ça. Je ne vois pas à quoi d'autres elles pourraient servir, et on ne les a pas créés pour rien. Elle dit que c'est un décor, comme le rhinocéros et le mastodonte.

Je suis allé sur les Chutes dans un tonneau, mais elle n'est toujours pas d'accord. Dans un baquet : pas d'accord non plus.

Je me suis baigné dans les tourbillons et les rapides, en maillot de feuilles de figuier.

Ça a failli mal tourner.

Et je me suis fait passer un savon.

On ne me laisse jamais faire ce que je veux.

Je ferais mieux d'aller vivre ailleurs.


Samedi.

Je me suis échappé mardi soir. Deux jours de voyage.
Je m’étais construit un nouvel abri, dans un endroit retiré ; j'avais effacé mais trace du mieux que je pouvais.

Mais elle m’a repéré, grâce à une bête qu'elle a apprivoisée, et nommée « loup ».

Elle est arrivée en faisant encore ce bruit lamentable, toujours en versant l'eau par les trous qui lui servent à regarder.

J'ai dû revenir avec elle, mais je reprendrai la route dès que l'occasion se présentera.

Elle se lance dans toutes sortes d'entreprises insensées ; entre autres, une étude sur l'alimentation des animaux appelés « lions » et « tigres », qui se nourrissent d'herbe et de fleurs ; selon elle, leur type de dentition suggère qu'ils sont destinés à se dévorer les uns les autres.
Pure folie.
S'ils faisaient cela, ils en mouraient, ce qui amènerait cette chose appelée, à ce que j'ai compris, « la mort » ; et la mort, on le sait bien, est inconnue dans le Parc.
Ce qui est dommage, à certains égards.

Dimanche.

Mauvais moment à passer.


Lundi.

Je crois que j'ai compris à quoi sert la semaine : à se reposer des fatigues du dimanche.
Ce n'est pas mal imaginé…
Elle a encore grimpé dans cet arbre.
Je l'ai obligée à descendre.
Elle dit que personne ne l'a vue.
Et s'imagine que cela justifie de prendre n'importe quel risque. C'est ce que je lui ai dit.
Le mot « justifier » l’a transportée d'admiration... et de jalousie, je crois.
Un bon mot.
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MessageSujet: Re: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyMar 12 Fév - 0:02

JOURNAL D’EVE

Il parle très peu. Peut-être parce qu'il n'est pas très intelligent ; il en souffre, sans doute, et souhaite le cacher. Quel dommage qu'il le prenne ainsi !
L'intelligence n'est rien ; c'est le cœur qui fait la valeur. Je voudrais lui faire comprendre qu'un cœur aimant est une richesse, la seule richesse, et que sans cela l'esprit est misérable.
Bien qu'il parle peu, son vocabulaire est considérable. Ce matin, il a utilisé une expression étonnamment juste.
De toute évidence, il s'en est bien aperçu, car il y a eu recours deux fois par la suite, mine de rien. Il ne donnait pas vraiment le change, mais cela prouve qu'il a une certaine sensibilité. Sans aucun doute ce germe ne demande qu'à se développer, s'il est cultivé.
Où a-t-il appris cette expression ? Je ne crois pas l’avoir jamais utilisée.

Non, mon nom ne lui a fait ni chaud ni froid. J'ai essayé de cacher ma déception, sans y parvenir je crois. Je suis partie m'asseoir sur la berge moussue, les pieds dans l'eau. C'est là que je viens quand je me sens trop seule, quand j'ai besoin de voir quelqu'un, de parler à quelqu'un.
C'est peu de chose, ce joli corps blanc dessiné là, sur l'étang, mais c'est quelque chose, quelque chose qui vaut mieux que la solitude absolue, qui parle quand je parle, est triste quand je suis triste et me réconforte : « Ne perds pas courage, ma petite chérie, je suis ton amie. »
C'est vraiment mon amie ; c'est ma sœur.

La première fois qu'elle m'a abandonnée, ah, je ne l'oublierai jamais, jamais !
Mon cœur a cessé de battre !
« Je n'avais qu'elle, disais-je, et voilà qu'elle est partie »
J'étais désespérée.
« Brise-toi, mon cœur, je ne peux plus supporter de vivre ! »
Je me cachais le visage dans les mains, rien ne pouvait me consoler.
Quand je les ai écartées, un instant plus tard, elle était revenue : blanche, resplendissante, magnifique...

J'ai sauté dans ses bras C'était un bonheur parfait ; j'avais déjà connu le bonheur mais jamais à ce point, jamais cette extase. Je n'ai plus jamais douté d'elle. Parfois elle s'en allait, une heure ou presque une journée entière, mais je l'attendais, confiante. « Elle est occupée, me disais-je, ou partie en voyage, mais elle reviendra. » Et elle revenait, elle est toujours revenue. Le soir, petit être craintif, elle ne vient pas s'il fait trop sombre ; mais les soirs de lune elle est là. Moi, je n'ai pas peur dans le noir. Mais elle est plus jeune : elle est née après moi. Je viens souvent la retrouver ; c'est mon réconfort, mon refuge quand la vie est trop dure ; c'est à dire la plupart du temps.


JOURNAL D’ADAM

Mardi.

Elle prétend avoir été fabriquée avec l'une de mes côtes, prise sur mon corps.
Voilà qui me paraît pour le moins douteux. Aucune côte ne manque...
Elle se fait beaucoup de souci pour la buse ; elle dit que l'herbe ne lui convient pas ; et la peur de ne pas lui assurer une croissance normale ; selon elle, il lui faudrait de la chair avariée.
La buse n'a qu'à se débrouiller avec ce qui se présente. On ne va pas remettre en cause toute l'organisation pour faire plaisir à la buse.


Samedi.

Elle est tombée dans l’étang hier, en y regardant son reflet, comme elle en a l'habitude.
Elle a failli s'étouffer, ce qu'elle a trouvé très désagréable.
Cela lui a inspiré de la pitié pour les être qui vivent – qu’elle appelle poissons ; car elle continue d'accrocher des noms à des choses qui n'en ont pas besoin, qui ne viennent pas quand on les appelle, ce dont elle se moque bien, en tête d'oiseau qu’elle est.
Elle en a donc recueilli un grand nombre pour les ramener chez nous hier soir. .

Elle les a mis au chaud dans mon lit.
Mais je les ai observés toute la journée, ils ne semblent pas plus heureux qu'avant ; moins agités, peut-être.

La nuit venue je les jetterai dehors.


Pas question de dormir encore avec eux, je trouve leur contact humide et froid, désagréable quand on dort sans rien sur soi.


Dimanche.

Mauvais moment à passer


JOURNAL D’EVE

Mardi

J'ai travaillé toute la matinée pour arranger le domaine.
J'ai fait exprès de rester à l'écart pour qu'il se sente seul et me rejoigne.
Mais il n'est pas venu.

À midi, j'ai décidé que ma journée était finie, et que j'avais bien le droit de m'amuser un peu, de faire un petit tour avec les abeilles et les papillons, de me délecter des fleurs, ces créatures magnifiques qui attrapent dans le ciel le sourire de Dieu, pour qu'il ne se perde pas !
Je les ai cueillies pour m'en faire des colliers et des guirlandes ; je m'en suis couverte pour déjeuner ; de pommes, bien sûr ; puis, assise à l'ombre, j'ai attendu, pleine d'espoir.
Mais il n'est pas venu.

C'est sans importance.
Ça n'aurait rien donné, il se moque bien des fleurs.
Il dit que ça ne sert à rien : il ne sait pas les distinguer, et se croit supérieur pour cela.
Il se moque de moi, il se moque des fleurs, il se moque des couleurs dans le ciel du soir...
Je me demande ce qui l'intéresse, à part se construire des bicoques pour se protéger de la bonne pluie propre, taper sur les melons, goûter les raisins, tâter les fruits sur les arbres pour analyser je ne sais quelles propriétés.

J'ai posé un bout de bois sec à terre et j'ai essayé d'y percer un trou avec une autre baguette pour réaliser une idée qui m'était venue ; soudain, j'ai eu une peur affreuse.
Une vapeur fine, transparente, bleutée est sortie du trou ; j'ai tout lâché et j'ai couru. Je croyais que c'était un fantôme, j'ai eu une de ces peurs !
Mais j'ai regardé en arrière, il ne me poursuivait pas ; je me suis donc appuyée à un rocher, haletante, pour me reposer, et j'ai laissé mes membres trembler leur soûl jusqu'à ce qu'ils soient détendus ; puis je suis revenue en rampant, bien prudemment, sur mes gardes, l'œil aux aguets, prête à filer à la moindre alerte.
En m'approchant, j'ai écarté les branches d'un massif de rosiers pour jeter un œil à la ronde.
J'aurais bien voulu que l'homme fût là pour me voir, si astucieuse, si jolie, mais le fantôme avait disparu.

J'y suis allée et il y avait une pincée de fine poussière rose dans le trou. J'y ai mis mon doigt, pour voir, mais aïe ! je l'ai vite retiré. Quelle douleur cruelle ! J'ai mis le doigt dans ma bouche et sauté d'un pied sur l'autre en gémissant: ainsi j'ai calmé tout de suite la souffrance ; alors, très intriguée, j'ai commencé un examen plus approfondi.
J'étais curieuse de savoir ce qu'était cette poussière rose. Soudain le nom m'en est venu, bien que je n'en aie jamais entendu parler auparavant. C'était du feu ! J'en étais aussi sûre qu'on peut l'être. Donc, sans hésiter, je lui ai donné ce nom : le feu.

J'avais créé une chose qui n'existait pas auparavant j'avais ajouté un élément aux innombrables propriétés du monde ; c'est moi qui avais accompli cela : j'étais fière de mon oeuvre et m'apprêtais à courir vers lui pour lui raconter, pensant m'élever dans son estime... Mais, à la réflexion, je n'en ai rien fait. Non, il s'en moquerait. Il demanderait à quoi ça sert ; et que pourrais-je répondre ? Cela ne servait à rien, c'était seulement beau, simplement beau. Donc, j'ai soupiré, sans y aller. Car le feu ne servait à rien ; ni à construire une bicoque, ni à améliorer les melons, ni à hâter la maturité des fruits ; c'était un élément inutile, de fantaisie, de vanité ; il le mépriserait, il aurait des mots blessants.

Mais à mes yeux, cela avait de la valeur.
« Oh, feu, dis-je, je t'aime, petit être rose et délicat que tu es, tu es si beau, je n'en demande pas plus ! »
J'ai failli le serrer contre ma poitrine, mais je me suis retenue.
Puis j'ai inventé une autre maxime, que j'ai encore trouvée toute seule, bien qu'elle ressemble à la première au point, je le crains, d'être un simple plagiat:
« C'est en se brûlant qu'on apprend à se méfier du feu. »

Je me suis remise à l'ouvrage ; j'ai fabriqué une bonne quantité de poussière de feu que j'ai vidée dans une brassée d'herbe brune et sèche ; je voulais la rapporter à la maison pour la garder à jamais et m'amuser avec ; mais le vent a soufflé et elle s'est répandue en grésillant furieusement ; j'ai tout lâché et j'ai couru.
Quand je me suis retournée, le fantôme bleu s'élevait en volutes, se répandant comme un nuage ; aussitôt j'ai trouvé son nom – la fumée ! – bien que, je le jure, je n'aie jamais entendu parler de fumée auparavant.

Très vite des lueurs resplendissantes, jaunes et rouges, ont éclaté dans la fumée et j'ai trouvé tout de suite leur nom : des flammes !
J'avais encore raison, même si c'étaient les toutes premières flammes que le monde eût jamais connu.

Elles grimpaient le long des arbres, lançaient des éclairs splendides dans la masse croissante de la fumée turbulente ; je n'ai pu m'empêcher d'applaudir, de rire et danser.
J'étais ravie !
C'était si nouveau, si étrange, si merveilleux, si beau !

Il est arrivé en courant, s'est arrêté pour regarder, sans proférer un mot durant plusieurs minutes. Puis il a demandé ce que c'était.
Ah, quel dommage qu'il ait posé une question si abrupte ! Il fallait que je réponde, bien sûr, et j'ai répondu. J'ai dit que c'était le feu.
Est-ce ma faute ? il était vexé que je le sache, vexé de devoir me demander ; je n'avais pas l'intention de le vexer.
Après un silence il a demandé :
- Comment est-ce arrivé ?
Encore une question abrupte, et qui demandait elle aussi une réponse abrupte.
- C'est moi qui l'ai fait.
Le feu gagnait toujours. Lui s'est approché de la zone brûlée et est resté là, les yeux vissés à terre.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Des charbons.
Il en a ramassé pour les examiner, puis s'est ravisé et les a reposés à terre.
Et puis il est parti. Rien ne l'intéresse.

Moi, cela m'a intéressée. C'étaient des cendres, grises, douces, délicates et jolies ; je les ai reconnues tout de suite.
Et les braises, je connaissais aussi les braises. Je retrouvai mes pommes, les fis rouler hors de la cendre, toute heureuse : je suis très jeune, n'est-ce pas, et j'ai bon appétit. Mais j étais déçue : elles avaient éclaté en brûlant et semblaient abîmées. Abîmées en apparence, mais pas en réalité ; en fait elles étaient meilleures que des pommes crues. Le feu est magnifique ; un jour, à mon avis, il servira à quelque chose.


Vendredi

Je l'ai revu un petit moment, lundi dernier, à la tombée du soir ; juste un petit moment.
J'espérais qu'il me féliciterait de mes efforts pour arranger le domaine ; j'y avais mis tout mon cœur et travaillé dur.
Mais il n'était pas de bonne humeur ; il s'est éloigné en me laissant là.
Il y avait une autre raison à sa mauvaise humeur : j'avais encore voulu le dissuader d'aller au-dessus des chutes.

Car le feu m'avait révélé un nouveau sentiment, vraiment nouveau, tout à fait différent de l'amour, du chagrin et de tous les autres que j'avais déjà découverts : la peur.
C'est un sentiment horrible !
J'aurais bien voulu ne jamais le découvrir ; il me vaut des moments pénibles, il gâte mon bonheur, il me fait frissonner, il me fait trembler, il me fait frémir.
Mais je n'ai pas pu le dissuader : il n'a pas encore découvert la peur, il ne pouvait pas comprendre.

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MessageSujet: Re: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyMar 12 Fév - 0:07

JOURNAL D’ADAM

Elle est si jeune, c'est une enfant : je devrais peut-être m'en souvenir, et faire des concessions. Tout l'intéresse, tout la passionne, tout la stimule ; elle voit le monde comme un enchantement, une merveille, un mystère, une joie ; elle reste muette de plaisir devant une fleur nouvelle, elle ne peut s'empêcher de la cajoler, de la caresser, de la humer, de lui parler, d'inventer pour elle des petits noms affectueux. Les couleurs la rendent folle : le brun des rochers, le jaune du sable, le gris de la mousse, le vert des feuilles, le bleu du ciel ; aurores nacrées, reflets pourpres des montagnes, archipels dorés baignant dans les mers cramoisies du crépuscule, lunes blafardes naviguant dans la dentelure des nuages déchiquetés, joaillerie des étoiles étincelant dans l'espace infini... Rien de tout cela n'est très utile, autant que je le sache. Mais la richesse des couleurs en majesté lui suffisent : elle en perd la tête.

Si elle pouvait calmer son excitation, rester tranquille deux minutes, ce serait un spectacle reposant.
Je crois qu'alors j'aurais plaisir à la regarder ; en fait, j'en suis sûr ; je commence à me rendre compte qu'elle est une créature vraiment très avenante : souple, élancée, coquette, toute en rondeurs, bien faite, agile, gracieuse.
Un jour qu'elle se tenait droite, blanche comme le marbre, inondée de soleil, sa tête enfantine un peu renversée, s'abritant les yeux de la main pour suivre le vol d'un oiseau dans le ciel, j'ai compris à quel point elle était belle.


Lundi midi

J'ai beau chercher : pas un seul objet de la planète qui la laisse indifférente.
Certains animaux ne m'intéressent pas : elle, si. Elle n'en écarte aucun, se préoccupe de tous ; chacun lui semble une merveille ; elle leur fait fête.

Quand l’énorme brontosaure est arrivé au campement à grandes enjambées, elle était ravie de la trouvaille, et moi effaré de la catastrophe ; voilà un bon exemple de ce qui nous sépare : nous ne voyons pas les choses de la même façon.
Elle voulait le prendre avec nous, alors que je ne voyais de salut que dans la fuite : tant pis pour le domaine, il pouvait bien le garder !
Elle était persuadée qu'on pourrait l'apprivoiser en s’y prenant avec douceur : ce serait un gentil compagnon ; je déclarai qu'un compagnon de dix mètres de haut et trente mètres de long ne serait pas d'un voisinage très commode, car, même avec les meilleures dispositions et sans penser à mal, il était capable de s'asseoir sur la maison et de l'écraser ; d'ailleurs, on voyait bien à son regard qu'il n'était pas très malin.

Elle s'est pourtant entichée de ce monstre et n'a pas voulu céder.
Elle pensait que nous pouvions en profiter pour installer une laiterie et voulait que je l'aide à le traire. Mais il n'en était pas question : trop risqué. D'ailleurs, ce n'était pas une femelle, et nous n'avions pas d'échelle.
Elle a entrepris alors de le monter pour mieux profiter du paysage. Dix ou douze mètres de queue gisaient à terre comme un tronc renversé, et elle a cru pouvoir grimper de là sur son dos ; à tort.: la partie verticale se révéla trop lisse, et elle a dégringolé ; sans moi, elle se serait blessée.

Avait-elle son compte ? Pas du tout.
Elle ne renonce qu'à l’épreuve des faits. Les théories ne lui disent rien ; sans la sanction de l'expérience, elle n'en tient aucun compte.
C'est une bonne démarche, j'en conviens, qui me séduit et dont je subis l'influence.
Si j'étais plus souvent auprès d'elle, j’y viendrais.
Or, il lui restait un projet à expérimenter à propos du colosse : elle avait imaginé que si nous parvenions à l'apprivoiser, à en faire un ami, nous pourrions le placer dans la rivière et l'utiliser comme passerelle. Je répliquai qu'il s'était déjà largement apprivoisé, du moins à son égard ; elle essaya donc, mais sans succès. Chaque fois qu'elle le plaçait au bon endroit, dans la rivière, et remontait sur la berge pour l'emprunter, le pont se relevait et la suivait comme une montagne domestique.
Comme les autres animaux. Ils la suivent tous.

JOURNAL D’EVE

Mardi, mercredi, jeudi et aujourd'hui

Je ne l'ai pas vu de tout ce temps. C'est long de rester ainsi seule, mais mieux vaut rester seule que d'être rejetée.
Comme je ne pouvais pas me passer de compagnie – c'est ma nature, je crois – je suis devenue l'amie des animaux.
Ce sont des êtres adorables, très gentils et d'excellentes manières ; jamais de bouderies, jamais l'impression qu'on les dérange: ils vous sourient et remuent la queue, quand ils en ont une ; toujours prêts à batifoler ou partir en ballade ; on peut tout leur proposer. Ce sont des êtres d'une éducation exquise.
Quel bon temps nous avons eu, tous ces jours derniers !

Pas un instant je n'ai ressenti la solitude. La solitude ! Sûrement pas. Il y en a toujours toute une bande (parfois sur deux ou trois hectares) : impossible de les compter. Si l'on monte sur un rocher, au milieu, pour contempler cet océan de poils, ce n'est qu'une étendue mouchetée, tachetée, haute en couleurs, de cabrioles chatoyantes, de clapotis lumineux avec les risées des rayures: on croirait voir un lac, à s'y tromper.
Sans compter les orages de nos amis les oiseaux et les ouragans d'ailes bruissantes ; quand le soleil vient frapper ce remue-ménage de plumes, c'est un flamboiement de couleurs inimaginable, et il faut détourner les yeux.

Nous avons fait de grandes excursions, et j'ai vu le monde ; presque entier, je crois ; je suis le premier explorateur, et même le seul. Quand nous sommes en route, quel spectacle ! On trouverait difficilement mieux. Si je veux voyager à mon aise, c'est à dos de tigre ou de léopard, parce que c'est doux ; ils ont le dos rond, comme j'aime ; et puis, ils sont si jolis ! Mais, pour les longs trajets ou pour admirer le paysage, c'est à dos d'éléphant. Il me hisse en l'air avec sa trompe, mais je sais descendre toute seule : quand nous arrivons à l'étape, il s'assoit, et je me laisse glisser par derrière.

Les oiseaux et les animaux s'entendent bien, ne se disputent jamais. Ils parlent tous et me parlent tous, mais ce doit être une langue étrangère : je n'en comprends pas un mot. Pourtant ils me comprennent souvent quand je leur réponds ; le chien et l'éléphant surtout. J'en ai honte. Cela prouve qu'ils sont plus intelligents que moi, et donc qu'ils me sont supérieurs. Cela m'ennuie car je voudrais garder le rôle principal dans l'expérience ; j'y compte bien d'ailleurs.

J'ai appris beaucoup de choses ; me voici instruite ; ce n'était pas le cas au début. Au début, j'étais ignorante. Au début, je me vexais de ne jamais arriver au bon moment malgré ma vigilance et mon intelligence, pour voir l'eau remonter la colline. Désormais, je ne m'en soucie plus. J'ai fait toutes les expériences, et je sais maintenant que l'eau ne remonte jamais la colline, sauf dans l'obscurité. Je sais cela parce que l'étang du haut ne s'assèche jamais ; ce serait le cas, bien entendu, si l'eau n'y remontait pas pendant la nuit. Rien ne vaut une expérience concrète pour établir la vérité ; c'est la vraie connaissance qu'on acquiert ainsi ; tandis que si l'on se fie à l'intuition, aux suppositions et aux conjectures, on ne s'instruit jamais.

Vendredi. Il y a des choses qu'on n'arrive pas à prouver mais on ne s'en apercevra jamais par intuition ou supposition ; non, il faut être patient, continuer les expériences, jusqu'à prouver qu'on ne peut pas prouver. C'est un vrai plaisir de procéder ainsi, cela rend le monde si amusant. S'il n'y avait rien à prouver, il serait bien monotone. Essayer de prouver sans y parvenir est aussi amusant qu'essayer de prouver et y réussir. Je suis bien placée pour le savoir. Le secret de l'eau était un trésor, jusqu'à ce que je l'ai découvert ; ensuite, le charme était rompu et je me suis sentie frustrée.

Je sais par expérience que le bois flotte, tout comme les feuilles mortes, les plumes et beaucoup d'autres choses ; on peut en conclure par induction qu'une pierre aussi doit flotter, mais il faut se contenter de le savoir, car c'est impossible à prouver (jusqu'à présent). Je trouverai bien le moyen... mais le charme sera rompu. Ce genre de pensée m'attriste car, petit à petit, quand j'aurai tout expliqué et prouvé, plus rien ne sera amusant, et j'aime tant m'amuser ! L'autre nuit, cette pensée m'a empêchée de dormir.

Au début je ne parvenais pas à comprendre à quoi je servais ; à présent, je vois que c'est à éclaircir les secrets de ce monde merveilleux, à être heureuse et remercier le Bienfaiteur d'avoir réalisé tout cela.
Je crois qu'il y a encore beaucoup de choses à apprendre, du moins je l'espère ; en procédant avec économie, sans me presser, je crois qu'il y faudra des semaines et des semaines.

Je l'espère.

Si l'on lance une plume en l'air, elle s'envole et disparaît de la vue ; par contre, si on lance une perche, rien de tel. Elle retombe à chaque fois. J'ai essayé, essayé encore, et c'est toujours le cas. Je me demande pourquoi.. Bien sûr, elle ne retombe pas vraiment, mais pourquoi en a-t-on l'impression ? Je suppose que c'est une illusion d'optique. Je veux dire que l'un des deux phénomènes est une illusion. Je ne sais pas lequel : peut-être la plume, peut-être la perche.
Je ne sais pas établir lequel des deux ; je peux seulement démontrer que l'un ou l’autre est truqué et laisser le reste à l’opinion de chacun.

L'observation m'a appris que les étoiles ne dureront pas éternellement.
J'ai vu quelques unes des plus belles fondre et tomber dans le ciel.
Si une étoile peut fondre, elles le peuvent toutes ; et si elles le peuvent toutes, cela peut arriver en une seule nuit.
C'est un chagrin qui se prépare, je le sais.
Je compte rester assise chaque soir et les contempler aussi longtemps que je résisterai au sommeil.
Je graverai ces champs étincelants dans ma mémoire ; ainsi, au fur et à mesure qu'elles disparaîtront, je pourrai rétablir ces myriades adorées dans le noir du ciel, les faire étinceler encore, en doublant leur éclat de mes larmes.


JOURNAL D’ADAM

Mardi

La voici en grand commerce avec un serpent, à présent.
Les autres animaux en sont heureux, car elle n'arrêtait pas de les tarabuster avec ses expériences.
Je le suis aussi : le serpent parle, et me voici soulagé d'autant.


Vendredi

Elle dit que le serpent lui conseille d'essayer les fruits de l'arbre, et prétend qu'il en résultera une grande, belle et noble éducation.
Je lui ai dit qu'il en résulterait aussi autre chose : il en résulterait l'apparition de la mort dans le monde.
Quelle erreur : j'aurais mieux fait de me taire.
Cela n'a fait que l'encourager : elle pourrait sauver la buse malade et fournir en viande fraîche les lions et les tigres mal en point.
Je lui ai conseillé de ne pas toucher à l'arbre.
Elle a refusé.
Je pressens les ennuis.
Je reprendrai la route.


Mercredi

Les événements se sont précipités. Hier soir, je me suis échappé ; j'ai chevauché toute la nuit, aussi loin que mon cheval pouvait m'emporter. J'espérais me mettre en lieu sûr, loin du Parc, me cacher dans d'autres contrées avant la catastrophe. Mais il devait en être autrement. Une heure environ après le lever du soleil, je chevauchais à travers une plaine fleurie où des milliers d'animaux étaient occupés à brouter, sommeiller ou s'amuser, selon leur humeur ; soudain, ce fut comme une tempête de bruits effrayants :

en un instant, la plaine était plongée dans le tumulte et la frénésie, et chaque bête dévorait l'autre. Je compris aussitôt qu'Ève avait mangé le fruit, et que la mort avait fait son entrée dans le monde... Les tigres engloutirent mon cheval, ignorant mes injonctions de modération ; et m'auraient dévoré moi-même si je m'étais attardé, ce dont je me gardai bien : je m'enfuis en toute hâte... J'ai découvert cet endroit, hors du Parc, et y suis resté en paix quelques jours. Mais elle m'a retrouvé.

Elle m'a retrouvé, et a appelé l'endroit Tonawanda' - ça avait tout l'air d'être ça, dit-elle.
En fait, je n'ai pas regretté sa venue, car il n'y a pas grand chose à récolter par ici, et elle avait apporté quelques unes des fameuses pommes.
Je n'ai pu faire autrement que les manger, tant j'avais faim.
Je désobéissais à mes propres principes, mais à mon avis les principes ne valent que si l'on a le ventre plein...

Elle était arrivée accoutrée de branches et de feuillages ; je lui ai demandé ce que signifiait cet attirail ; mais quand je lui ai arraché pour le jeter à terre, elle a eu un petit rire nerveux et a rougi.

C'était la première fois que je voyais quelqu'un rire nerveusement et rougir, ce que je trouvai inconvenant et absurde. Elle a dit que j'allais bientôt voir moi-même de quoi il retournait.

Elle avait raison. Malgré ma faim, j'ai laissé la pomme entamée par terre - la meilleure que j'eusse jamais vue, compte tenu de la saison avancée - et me suis harnaché moi-même des branches et des feuillages que je lui avais ôtés.

Puis je l'ai réprimandée avec une certaine sévérité, lui ordonnant d'aller en chercher d'autres au lieu de s'afficher dans pareille tenue.
Ce qu'elle a fait.

Puis nous avons rampé jusqu'à l'endroit où les bêtes sauvages s'étaient entretuées, et avons ramassé quelques peaux. A ma demande, elle a confectionné deux costumes, pour les grandes occasions. Ils ne sont pas très confortables, bien sûr, mais ne manquent pas de style : c'est l'essentiel, pour des vêtements... Je trouve que nous faisons une bonne équipe, elle et moi. Je m'en rends bien compte, je serais solitaire et déprimé sans elle, maintenant que le domaine est perdu. Autre chose : d'après elle, il est écrit que nous devons désormais travailler pour gagner notre vie. Elle ne sera pas de trop. Je surveillerai les opérations.


Dix jours plus tard

Elle m'a accusé, moi, d'avoir provoqué le désastre. Le Serpent, dit-elle, lui a assuré que l'interdit ne concernait pas les pommes mais... les salades.
J'ai répondu qu'en ce cas j'étais innocent : je n'ai jamais mangé de salades.
Mais, a-t-elle dit, le serpent lui a appris que «salades», en style figuré, désignait un discours dénué de vérité.
À cette nouvelle, j'ai pâli : plus d'une fois j'avais exprimé un peu n'importe quoi, pour passer ce maudit temps ; plus d'une fois mes paroles avaient pu correspondre à la définition, bien qu'elles aient eu un sens pour moi quand je les prononçais.
Elle me demanda si je n'avais pas tenu ce genre de discours au moment de la catastrophe.
Je dus admettre que oui : je me parlais à moi-même, encore qu'à voix très basse. Voici ce que j'avais dit.

En pensant aux Chutes, je m'étais dit :
« Comme c'est beau de voir cette immense masse liquide se précipiter ainsi tout en bas ! »
Puis, brusquement, une brillante pensée me traversa l'esprit, et au lieu de la garder pour moi, j'ajoutai :
« Ce serait encore plus beau de la voir remonter ! »
C'est précisément à l'instant où je riais de ce bon mot à m'en étouffer, que la nature plongea dans la guerre et la mort, et que je dus m'enfuir pour mon salut.

C'est bien cela, dit Eve, triomphalement, pas besoin de chercher plus loin.

C'est exactement l'idiotie dont le serpent a parlé :

c'est la Première Salade, la salade fatale.

Hélas, je suis impardonnable.

Si seulement je n'avais pas fait d'esprit ; oh, si seulement, je n'avais pas eu cette pensée !
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MessageSujet: Re: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyMar 12 Fév - 0:14

JOURNAL D’EVE

Après la Chute

Avec le recul, le Jardin me semble un rêve.
Il était beau, d'une beauté sans égale, d'une beauté enchanteresse ; à présent le voici perdu, je ne le verrai plus.
Le Jardin est perdu, mais je l'ai trouvé, lui, et je suis heureuse.

Il m'aime comme il peut ; je l'aime avec toute la force de ce tempérament passionné qui caractérise, je crois, ma jeunesse et mon sexe.

Si je me demande pourquoi je l'aime, je m'aperçois que je n'en sais rien, ni ne me soucie de le savoir ; j'en conclus que ce genre d'amour est aussi étranger à la raison et aux statistiques que l'amour qu'on aurait pour les autres reptiles ou les autres animaux.

Je crois que c'est bien ainsi.

J'aime certains oiseaux pour leur chant, mais ce n'est pas le chanteur que j'aime en Adam.
Non, ce n'est pas cela ; plus il chante et moins j'apprécie son talent.
Je lui demande pourtant de chanter car je veux apprendre à. aimer tout ce qui l'intéresse.
Je suis certaine de pouvoir apprendre :
au début, je ne supportais pas son chant, maintenant je m'y fais.
Cela fait tourner le lait, mais peu importe ; je saurai bien m'habituer au lait caillé.
Ce n'est pas pour son intelligence que je l'aime ; non, ce n'est pas pour cela.
On ne peut pas lui reprocher sa façon d'être intelligent, il ne l'a pas choisie.
Il est comme Dieu l'a fait, et cela suffit.
C'est l'effet d'une sagesse supérieure ; cela je le sais.
Son intelligence se développera avec le temps, même si, comme je le crois, ce ne sera pas du jour au lendemain ; d'ailleurs, rien ne presse ; il est très bien comme il est.

Ce n'est pas pour ses manières précieuses, pour ses attentions délicates que je l'aime, non.
Il a des lacunes en ce domaine, mais il est bien ainsi ; d'ailleurs il s'améliore.
Ce n'est pas pour ses entreprises que je l'aime ; non, ce n’est pas pour cela.
Je crois que cela fait partie de son caractère, et j'ignore pourquoi il me tient à l'écart.
C'est ma seule douleur.
Pour tout le reste, désormais, il se montre franc et ouvert avec moi. Je suis certaine qu'il ne me cache rien d'autre.
Je souffre qu'il refuse de partager absolument tout ; c'est une pensée qui m'ôte parfois le sommeil, mais je la chasserai de mon esprit ; je ne la laisserai pas gâcher mon bonheur qui, pour le reste, est total.

Ce n'est pas pour son instruction que je l'aime ; non, ce n'est pas pour cela.
Il s'est fait tout seul et a acquis une multitude de connaissances, toutes inexactes.
Ce n'est pas pour son esprit chevaleresque que je l'aime ; non, ce n'est pas pour cela.
Il m'a dénoncée, mais je ne lui en veux pas ; cela doit tenir à son sexe, et il ne l'a pas choisi.
Bien sûr, je ne l'aurais jamais dénoncé, j'aurais préféré mourir ; mais cela tient également au sexe, et je n'en tire aucune gloire : je n'ai pas choisi mon sexe.
Pourquoi., alors, est-ce que je l'aime ?

Simplement, je crois, parce que c'est un homme.

Dans le fond il est bon, je l'aime pour sa bonté, mais je l'aimerais mauvais.
S'il devait me battre, me maltraiter, je l'aimerais encore. Je le sais. Cela tient au sexe, je pense.
Il est fort, il est beau, je l'aime pour sa force et sa beauté.
Je l'admire, je suis fière de lui mais je l'aimerais sans cela.
S'il était laid, je l'aimerais; si c'était une épave, je l'aimerais ; je travaillerais pour lui, je serais son esclave, je prierais pour lui, je veillerais à son chevet jusqu'à ma mort.
Oui, je crois que je l'aime tout simplement parce que c'est un homme, le mien.
Il n'y a pas d'autre raison, j'imagine.

C'est donc bien ce que je disais au début : ce genre d'amour n'a rien à voir avec la raison ni les statistiques.
L'amour vient – nul ne sait d'où – et ne s'explique pas.
Ne doit pas s'expliquer.
C'est mon avis.
Mais je ne suis qu'une fille, et la première à examiner ces questions ; peut-être apparaîtra-t-il que mon ignorance, mon manque d'expérience m'ont fait voir les choses de travers.


JOURNAL D’ADAM

L'année suivante

Nous l'avons appelé Caïn.
Elle l'a capturé tandis que je posais mes pièges sur le rivage nord de l'Érié.
Elle l'a capturé dans le bois, à deux miles environ de notre abri, ou peut-être quatre, elle ne se souvient pas bien.

Il nous ressemble un peu, c'est peut-être une espèce apparentée à l'homme.
C'est son avis, mais je suis certain qu'elle se trompe.
La différence de taille, à elle seule, suffit à prouver qu'il s'agit d'une nouvelle espèce animale.
Un poisson, peut-être. J'ai bien essayé de le mettre à l'eau, pour voir, mais il a commencé par couler, et elle a aussitôt plongé pour l'en ressortir, avant que l'expérience ne soit vraiment concluante.
Je persiste à penser que c'est un poisson, mais elle s'en moque, et refuse de me le laisser, pour un autre essai.
Ses raisons m'échappent.

L'arrivée de cette créature semble l'avoir totalement changée, et elle ne veut plus entendre raison quant à l'utilité des expériences.
Elle s'en préoccupe bien plus que des autres animaux, sans pouvoir expliquer pourquoi. À l'évidence, son esprit est un peu dérangé. Il lui arrive de porter le poisson dans ses bras toute la nuit, quand il pleure pour qu'on le remette à l'eau. Dans ces moments-là, l'eau lui coule sur le visage, par les trous qui lui servent à regarder, elle donne au poisson des petites tapes sur le derrière, fait de jolis sons avec la bouche pour le calmer, et déploie des trésors de tendresse et de chagrin. Je ne l'avais jamais vue traiter ainsi un poisson, et cela me trouble.
Elle portait souvent les petits tigres de cette manière, pour s'amuser avec eux, avant la perte du domaine ; mais ce n'était qu'un jeu ; elle ne se faisait pas tant de souci quand il leur arrivait de bouder leur dîner.


Dimanche

Le dimanche, elle ne travaille pas. Elle reste allongée, pour se reposer de ses fatigues. Elle adore garder le poisson blotti contre elle. Elle émet des bruits bizarres pour l'amuser, fait semblant de lui mordre les pattes, ce qui le fait rire. Jamais jusqu'ici je n'avais vu un poisson capable de rire.
Et si... J'en arrive à aimer le dimanche, moi aussi. Avoir l'œil à tout, la semaine durant, est très éprouvant physiquement. Il faudrait davantage de dimanches. Autrefois, c'était un mauvais jour ; à présent, c'est bien commode.


Mercredi

Ce n'est pas un poisson. Impossible de dire ce que c'est. Il fait de curieux bruits, des bruits infernaux, quand il n'est pas content. Et des « reuh ! reuh » quand il l'est. Il n'est pas de notre race : il ne sait pas marcher. Ce n'est pas non plus un oiseau : il ne sait pas voler Ni une grenouille : il ne sait pas bondir. Pas un serpent non plus : il ne rampe pas. Je suis sûr que ce n'est pas un poisson, bien que toute chance d'établir s'il sait nager ait disparu. Il reste simplement allongé. Le plus souvent sur le dos, les pieds en l'air.

Je n'ai jamais vu aucun animal se comporter ainsi. J'ai dit que selon moi c'était une énigme. Ève a beaucoup aimé le mot, mais sans le comprendre. Selon moi, c'est une énigme, ou alors un genre de petit insecte. S'il meurt, je l'emmènerai à l'écart pour voir comment il est constitué. Je n'ai jamais été aussi intrigué.
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MessageSujet: Re: « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain   « La vie privée d’Adam et Eve » de Mark Twain EmptyMar 12 Fév - 0:15

Trois mois plus tard

Je suis de plus en plus intrigué. Je n'en dors presque plus. Il ne reste plus sur le dos, à présent il se promène à quatre pattes. Pourtant, il présente plusieurs différences avec les autres quadrupèdes : ses pattes antérieures sont étonnamment courtes, ce qui a pour conséquence une surélévation constante du principal de son corps, peu confortable... et peu gracieuse.
Il est fait à peu près comme nous, mais son principe de locomotion le prouve, il n'est pas de notre race. Pattes antérieures courtes, postérieures allongées : tout indique son appartenance à la famille des kangourous ; mais c'est une variété particulière, car le véritable kangourou fait des bonds, et pas lui.

Tout de même, c'est une espèce étonnante, intéressante, non recensée à ce jour. Puisque c'est moi qui l'ai découverte, j'ai pensé légitime de protéger mes droits en lui donnant mon nom ; je l'ai donc appelé Kangourum Adamiensis.

Il devait être encore petit à son arrivée, car il a beaucoup poussé depuis. Il est au moins cinq fois plus grand, à présent, et quand quelque chose lui déplaît il pousse son grognement entre vingt-deux et trente-huit fois de suite. Inutile d'essayer de l'en empêcher par la force : on obtient l'effet inverse. J'ai donc renoncé à cette méthode. C'est par la persuasion qu'elle le calme, et aussi en lui donnant des objets qu'elle lui refusait pourtant absolument, au début.

Comme je l'ai dit, j'étais absent quand elle l'a recueilli, et elle a déclaré l'avoir trouvé dans les bois.
Il serait étrange qu'il soit le seul spécimen de son espèce ; ce qui semble pourtant le cas, car je me suis épuisé, plusieurs semaines durant, à essayer d'en trouver un autre ; je l'aurais ajouté à ma collection, et il aurait pu certainement jouer avec le premier, qui aurait été plus tranquille, plus facile à apprivoiser.
Mais je n'en ai pas trouvé ; pas un seul indice ; pas même, ce qui est le comble, la moindre trace. Il vit pourtant bien sur le sol, rien à faire : comment se débrouille-t-il pour ne pas laisser de traces ?
J'ai posé une douzaine de pièges, sans succès. J'attrape toutes sortes de petites bêtes, toutes sauf celle-ci ; des animaux qui donnent dans le piège par simple curiosité, à mon avis, pour voir à quoi sert le lait posé là.
Ils n'en boivent jamais.


Trois mois plus tard

Le kangourou continue de grandir.

Étrange, de plus en plus étonnant...
Je n'ai jamais vu une créature mettre tant de temps à atteindre sa taille.
Il a des poils sur la tête à présent ; pas des poils de kangourou, des poils comme les nôtres ; sauf qu'ils sont plus fins et plus doux, et roux au lieu de bruns.
Je vais sûrement perdre la tête à force de suivre les évolutions imprévisibles et épuisantes de cette aberration zoologique inclassable.
Si seulement je pouvais en attraper un autre... mais inutile d'y songer.
C'est une nouvelle espèce, le seul spécimen ; c'est clair.

J'ai capturé un kangourou normal et l'ai ramené à la maison ; j'avais pensé que le nôtre, dans sa solitude, apprécierait cette compagnie, plutôt que de rester sans aucune famille ; qu'il aimerait n'importe quel animal qui lui soit à peu près apparenté, ou sympathique, abandonné qu'il est chez des étrangers ignorants de ses mœurs et de ses habitudes, incapables de lui montrer qu'il vit avec des amis.
C'était une erreur. Il s'est mis dans tous ses états dès qu'il a aperçu le kangourou ; visiblement, il n'en avait jamais vu auparavant.

Pauvre petit animal bruyant !
J'ai pitié de lui mais que faire pour le rendre heureux ?
Si seulement j'arrivais à l'apprivoiser. Mais c'est hors de question : plus j'essaie, pire est le résultat.
J'ai le cœur déchiré de le voir emporté dans ses crises de chagrin, ses tourmentes de désespoir.
J'ai proposé de lui rendre sa liberté : Ève s'y refuse absolument.
Voilà une cruauté qui ne lui ressemble pas ; peut-être a-t-elle raison. 1l se retrouverait plus seul que jamais ; je suis incapable de trouver un animal semblable à lui :
comment y parviendrait-il ?


Cinq mois plus tard

Ce n'est pas un kangourou. Sûrement pas, car il se dresse, agrippé à un doigt d'Eve, et fait ainsi quelques pas sur ses pattes de derrière, avant de tomber.
C'est sans doute une variété d'ours ; bien qu'il n'ait pas – pas encore ? – de queue, ni de fourrure, sauf sur la tête.
Il continue de grandir, curieusement, car les ours atteignent leur taille plus vite. Les ours sont dangereux – depuis la catastrophe – et je ne laisserai pas celui-ci rôder aux alentours plus longtemps sans muselière.
J'ai proposé à Ève de lui procurer un kangourou si elle acceptait de se défaire de celui-ci, mais sans succès.
Elle est déterminée à nous exposer à toutes sortes de dangers stupides, je le vois bien.
Elle n'était pas ainsi avant de perdre la tête.


Quinze jours plus tard

J'ai examiné la gueule de l'animal. Pas de danger pour l'instant : il n'a qu'une dent.
Et toujours pas de queue.
Il fait plus de bruit que jamais, surtout la nuit. Je suis allé dormir ailleurs.
Mais je ferai un tour, demain matin, au petit déjeuner, pour voir s'il a d'autres dents. S'il en a plein les mâchoires, pas question de le garder, queue ou pas queue : un ours n'a pas besoin de queue pour être dangereux.

Quatre mois plus tard
Je suis parti chasser et pêcher un mois entier, dans la région qu'elle appelle «Buffalo» ; j'ignore pourquoi ; peut-être parce qu'on n'y trouve pas le moindre buffle.
L'ours, dans l'intervalle, a appris à trottiner tout seul, sur ses pattes de derrière ; il dit «papa» et «momma». Une nouvelle espèce à n'en pas douter. Cette ressemblance avec de vrais mots n'est peut-être qu'une coïncidence, bien sûr, et ne traduit pas forcément la volonté de signifier quelque chose ; mais le fait n'en est pas moins extraordinaire. Ce don d'imitation de la parole, joint à l'absence complète de fourrure et de queue, indique bien qu'il s'agit d'une nouvelle espèce d'ours. Il va être passionnant de l'étudier à fond.

Je vais partir en expédition dans les forêts du Nord, pour une exploration approfondie. Il y en a sûrement un autre quelque part, et notre spécimen sera moins dangereux avec un compagnon de race. Je vais partir tout de suite ; mais pas sans avoir muselé celui-ci.


Trois mois plus tard

La chasse a été épuisante, vraiment épuisante. Et vaine. Entre-temps, sans c s'éloigner du domaine, elle en a capturé un autre !
Elle a une chance incroyable. J'aurais pu chasser dans ces bois durant un siècle sans y arriver.


Le jour suivant


J’ai comparé le nouveau avec le premier : c'est évident, ils sont de la même race.

Je voulais en empailler un pour ma collection, mais elle se montre très hostile à cette idée, pour des raisons qui m'échappent.

J'ai donc abandonné le projet, à contrecœur.

Ce serait une perte irréparable pour la science, s'ils s'enfuyaient.

Le plus âgé s'est un peu apprivoisé ; il sait rire et parler comme le perroquet ; c'est qu'il est tout le temps à côté de lui, et possède au plus haut degré la faculté d'imiter.
Il se révélera peut-être une variété de perroquet, et j'en serai surpris ; à tort, car il s'est déjà révélé tout sauf que ce à quoi on pouvait s'attendre, depuis sa période poisson.
Le nouveau est aussi peu ragoûtant que son aîné autrefois : la même chair couleur soufre et paille, la même tête bizarre sans poils.
Elle l'appelle Abel.


Dix ans plus tard

Ce sont des garçons ; nous nous en sommes aperçus depuis longtemps.
Quand ils sont arrivés, leur petite taille immature nous avait trompés.
L'inexpérience.
Il y a aussi des filles à présent.
Abel est un brave gars, mais Caïn aurait gagné à rester un ours.

Après toutes ces années, je comprends que je m'étais trompé sur Eve dès le début ; il est bien préférable de vivre hors du Jardin avec elle que d'y être resté sans elle.
Au début, je la trouvais trop bavarde ; à présent, je serais désespéré qu'elle retombe dans le silence et disparaisse de ma vie.
Bénie soit la «salade» qui nous a rapprochés, et qui m'a appris à connaître la bonté de son cœur, la douceur de son esprit !


JOURNAL D’EVE

Quarante ans plus tard

Je n'ai qu'une prière, qu'un désir : puissions-nous quitter cette vie ensemble.
Ce désir ne disparaîtra jamais de la planète, il vivra dans le cœur de toute femme aimante, jusqu'à la fin des temps.
Et on lui donnera mon nom.

Mais si l'un de nous doit partir avant l'autre, je prie pour que ce soit moi.

Il est fort, je suis faible.

Il n'a pas besoin de moi comme j'ai besoin de lui : que serait la vie sans lui ?

Comment la supporterais-je ? Cette prière aussi est immortelle, et ne cessera d'être offerte aussi longtemps que durera ma race.

Je suis la première femme ; la dernière femme sera à mon image.
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JOURNAL D’ADAM

Sur la tombe d’Eve

Adam : l'Eden, c'était elle.
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